- Écrit par Ennéad
Le vieux chataignier
Peinture de Léna Haffner - Art thérapeute
« Celui qui se dit détaché de tout doit abandonner l’idée même du détachement. Celui qui est attaché à l’idée du détachement ne connaîtra jamais la paix de l’esprit. »
Tsai Chih Chung
« Mon arbre … mon arbre et moi ne faisons qu’un. Je l’ai choisi il y a fort longtemps, lors de mon passage à l’âge adulte. C’est une des premières choses que doit faire un hibou, choisir sa niche pour y vivre. Je l’ai choisi végétal, solide, haut et fort, avec un beau houppier, de grosses branches, et de belles racines. Il est mon Totem, presque mon double.
J’y ai trouvé un trou confortable, suffisamment haut pour être à l’abri, mais pas trop non plus. Lorsque je m’y place, personne ne peut deviner que j’y suis, et de cette place, je vois aussi bien ce qui se passe en bas qu’en haut. Je peux rester des heures dans mon arbre, à observer la vie, le monde alentour, à tenter de le comprendre.
Mon grand-père me disait toujours : « mon petit, je vais te dire le secret de la vie : pour vivre heureux, vivons cachés ». Ô qu’il avait raison, je préfère mille fois rester caché, ne pas être vu, comme ça, personne ne vient me demander quoi que ce soit, personne ne vient me déranger, et vampiriser ni mon temps ni mon énergie. De toute façon, tout le monde juge tout le monde, et sans raison apparente. Je vois bien comment le monde avance, comment il fonctionne, ça fourmille de partout, les gens n’arrêtent pas de courir dans tous les sens, sans même savoir pourquoi, et sans même tenter de comprendre ce qu’ils font. Non, non, non, je préfère largement rester seul et invisible. Au moins, je ne perds pas mes ressources dans des bavardages, dans ce brouhaha relationnel improductif et inutile !
Le plus important pour moi est de me concentrer sur ce qui est vraiment intéressant. Savez vous, par exemple, que le Châtaigner, l’arbre dans lequel j’ai donc élu domicile, peut vivre jusqu’à 1000 ans ? Il me fallait bien choisir un arbre qui ait des chances de me survivre, non ? Les druides d’autrefois pensaient même que les hommes, dont l’arbre symbole était le châtaigner, avaient du mal à trouver compagne ! J’en ai déduit que ce devait être le cas aussi pour les hiboux qui y vivent ! Il paraît même que ces prêtres voyaient dans le creux de leurs troncs, un passage vers l’autre monde. Pour ma part, même si je me retourne, je n’y vois pas grand-chose. Et quand je pense au symbole que le hibou représente aux yeux de ces celtes … Mais ce que je préfère chez le châtaigner, c’est que ses feuilles, même desséchées par l’automne, restent sur l’arbre une bonne partie de l’hiver. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi, ma cache est mieux abritée toute l’année.
C’est important d’observer, d’apprendre comment fonctionne le monde, comment fonctionne notre environnement ! Ces connaissances sont précieuses, et rien ne sert de dépenser son énergie à autre chose que cela. C’est perte de temps. Et pour mieux comprendre les choses, il faut du recul. Pour ma part, j’ai décidé de ne pas être dans le monde, mais de l’étudier, c’est tout à fait différent ! Vous pensez bien que si vous êtes dans le monde, vous ne pouvez pas l’observer objectivement !
Pour preuve ? Repensez aux premiers hommes qui étaient enfouis dans la férocité de la nature préhistorique. Ils ne faisaient que courir après la nourriture, fuir les prédateurs, trouver chaque soir un abri pour dormir, conserver le feu si précieux pour eux … Ils étaient tous englués dans un monde dangereux, uniquement préoccupés à leur survie, et à celle de leur espèce. Englués dans la glèbe, pour reprendre les termes de leur ancien testament. Imaginez ce qui a dû se passer dans la tête du premier homme qui a dessiné son environnement sur les murs d’une grotte ! Comment a-t-il pu traduire en geste le monde dans lequel, quelques heures auparavant, il baignait inconsciemment, et qu’il subissait sans même le voir ? Ce premier homme a dû s’extraire de son monde pour le regarder, puis ressentir le besoin de le représenter, et enfin trouver le geste, tout à fait improductif à la survie de son espèce, pour laisser cette trace et ce témoignage. Vous imaginez ce processus, presque magique ? C’est peut être à ce moment-là, que la conscience est apparue sur terre, chez les hommes !? La magie, c’est merveilleux et très sérieux ; L’Âme agit … Nous pourrions même faire le parallèle, d’ailleurs, avec la caverne de Platon. Vous connaissez sans doute ! Enfin, j’espère pour vous, ce sont tout de même des connaissances essentielles à posséder pour avancer !
Le recul par rapport au monde, voilà la meilleure façon de le comprendre, de l’analyser, vous ne croyez pas ? Et puis, deuxième intérêt non négligeable, c’est qu’en étant à l’extérieur du monde, vous ne pouvez pas perdre votre temps à des futilités. Vous pouvez concentrer votre attention, votre énergie, toutes vos ressources à cela. En plus, à bien y réfléchir, les gens ont toujours quelque chose derrière la tête. Quand ils viennent vous voir, au nom d’une soit disant amitié, il y a forcément quelque chose de caché. Oui, ils vous flattent en vous demandant votre avis sur tel ou tel sujet, bien sûr … mais ils n’ont qu’à réfléchir, analyser et observer par eux-mêmes, au lieu de tenter de voler les savoirs des autres, savoirs acquis dans l’effort et la passion. Dans ces moments-là, je me suis toujours senti comme la fourmi de la fable de La Fontaine, vous voyez ?
Alors, j’ai fait le choix de m’isoler. Même de mes congénères d’ailleurs, les hiboux grand-duc. Moi, j’ai choisi un arbre comme habitat, mais en général, mes congénères préfèrent les corniches des falaises, ou les vieux murs d’un château en ruine, et toujours près d’un plan d’eau. Ah, mon châtaignier, je l’aime bien moi, l’ambiance y est paisible, personne ne vient m’y envahir, et ça, c’est le principal.
Ô, à votre tête, je vois que vous commencez à vous dire que je ne suis pas cohérent. Et oui, je vous parle de mon besoin d’isolement, de ne pas perdre mon temps dans des bavardages, je vous partage que je n’ai jamais su apprécier la compagnie des autres ! Et en même temps, je suis là, à vous raconter ma vie de Grand-Duc … »
Le vieil hibou se recala dans son trou. Devant lui, trois martinets l’écoutaient, presque religieusement, impressionnés par la prestance du strigidae. Ils sont venus, en ce début d’automne, remercier le hibou pour ces conseils précieux, avant de repartir vers des régions plus chaudes pour y passer l’hiver. Socrate, le vieil hibou, a en effet su apaiser les tensions printanières, nées entre les martinets et les hirondelles, concernant le partage de leur territoire estival. De fait, l’été s’est déroulé merveilleusement bien pour tous, Socrate profitant de la fête solsticiale de juin pour mettre tout le monde d’accord. Chacun a pu trouver sa place dans les ramures de la lisière, se partageant équitablement les meilleures places autour de la clairière. Et c’est comme cela que Socrate a commencé à parler de son jeune temps à nos amis martinets, à leur parler du choix de son arbre, ce châtaignier cinq fois centenaire. Puis, il a fini par déraper, avec délice, sur ses comportements et attitudes de l’époque, tout en observant, amusé, les réactions les plus imperceptibles de son auditoire. Aujourd’hui, il aime ces moments de partages, et prend la mesure de l’isolement dans lequel il s’est maintenu durant des décennies, se privant ainsi du plaisir d’offrir, de transmettre ses connaissances et expériences, du plaisir de recevoir aussi, qui lui a si longtemps été totalement étranger.
« Et oui – leur dit-il – j’ai le grand âge généreux, mais je n’ai pas toujours été le hibou que vous connaissez et avez devant vous. J’étais donc un grand solitaire, toujours affairé à apprendre de nouvelles choses, à tenter de comprendre le monde, peut être pour ne pas m’apercevoir que j’en avais peur. Je n’aimais pas échanger, être en contact avec l’autre. C’était une perte de temps, une perte d’énergie, et en plus, j’avais comme principe de ne jamais partager mes idées et mes savoirs. Je me disais que les autres pouvaient apprendre aussi, et par eux-mêmes, avec l’impression que, transmettre quelque chose, était comme perdre un peu de moi.
Maintenant que j’y repense, transmettre était peut-être aussi comme risquer de me perdre dans un territoire que je ne connaissais pas, qui était tellement éloigné de mes aspirations et de ma nature, qu’il m’était effrayant. Comme sortir de ma tour d’ivoire, comme cet oiseau enfermé si longtemps dans une cage, qu’il ne saurait en sortir, même avec la porte ouverte. Toute mon enfance, je l’ai passée à me détacher des autres, et il m’a fallu des épreuves de vie pour m’apercevoir que je me détachais en fait de moi-même.
J’absorbais, à l’époque, des informations, j’accumulais des savoirs comme pour remplir quelque chose. J’étais un boulimique de la connaissance, grand solitaire, et heureux de l’être. Un jour, j’ai croisé un cousin, un grand-duc de Blakiston, qui s’appelait Tsao. Je ne sais pour quelle raison, il s’était mis en tête de faire le tour du monde. Il venait des montagnes d’Asie du Sud, et me raconta l’histoire d’un maître zen, qui expliquait à ses disciples qu’ils ne pourraient aider les autres que s’ils s’aidaient eux-mêmes. Ce maître zen comparait le cœur de chacun à une coupe, un calice. Il expliquait que ce calice intérieur ne pouvait alimenter ceux des autres, que si lui-même était plein et prêt à déborder. Belle métaphore, me dis-je à l’époque, qui explique bien que renverser son calice plein dans des verres vides, a bien pour conséquence de le délester de son contenu. Je mettais tellement d’énergie à remplir le mien, qu’il était hors de question pour moi de m’en laisser dépouiller de la sorte, surtout sous prétexte d’une générosité douteuse ! Et puis, je n’en avais pas le temps ! Avant de repartir, Tsao, qui avait le contact facile et la langue agile, me dit que j’étais un anancastique, tellement accroché à mon arbre, que je finirais par ressembler à une châtaigne dans sa bogue … Ils sont curieux ces asiatiques non ? Je lui laissais sa vue de l’esprit, et me délectais à l’idée du bonheur prochain de le voir repartir. Cette entrevue avec Tsao m’a vraiment coûté. Ce ne sont pas ses mots, j’ai toujours su prendre ce qu’il y avait à prendre, en laissant de côté le reste. Non, c’était cette ambiance latente et étrange qui a régné sur ma branche les quelques jours de son passage.
Oui, je peux dire aujourd’hui que j’étais avare. Avare de tout, de mon temps, de mon énergie, de mes connaissances. Avare envers autrui, mais envers moi également. Je vivais chichement, avec peu de besoins, l’intérêt était ailleurs. Et puis, il vaut mieux avoir quelques réserves au cas où !
J’expliquais l’autre jour à Émile, la musaraigne, que les blaireaux étaient autant dans l’oubli de Soi que dans la fuite des conflits. J’ai pu en prendre conscience quand j’ai découvert que je fuyais moi-même ma vie intérieure, la considérant comme un grand vide. Que pour fuir ce vide intérieur, je me détachais des autres, des relations qui auraient pu venir le remplir. Je préférais rester dans l’illusion de le boucher avec toutes ces connaissances accumulées, sans doute. L’idée même de laisser mon calice se remplir du contenu d’un autre m’était tellement étrangère et insupportable ! Personne ne fait jamais rien de manière totalement désintéressée non ? Comment aurais-je pu rester moi même en laissant l’autre déborder sur moi ?
Alors, j’ai continué à m’isoler en refusant d’être au contact de ce qui pouvait entraver ma liberté d’être. J’avais l’impression que d’apprécier la compagnie de quelqu’un risquait de me changer irrémédiablement, de m’encombrer à vie.
Les années avançant, la réputation de mon savoir s’est diffusée de proche en proche. Quelques courageux ont commencé à me solliciter pour des conseils de petits ordres au début. L’image de ce calice intérieur hantait mes nuits et mes jours. Et celle de la châtaigne dans sa bogue flottait également au-dessus de moi, telle l’épée de Damoclès. J’ai commencé à me prêter à ce rôle de conseiller, de temps en temps, et de mauvaise grâce, ne sachant quelle métaphore m’était la plus désagréable … Et j’ai pu expérimenter !
Le chemin fut long et bien douloureux. Mais j’ai fini par trouver la définition d’anancastique (vous la chercherez si elle vous intéresse), et je compris ma douleur. Il me fallut du courage pour m’approcher de la porte de ma cage, cette porte qu’avaient ouvert les vents tempétueux de la vie, et les quelques rencontres vécues. Je me suis accroché, dans les premiers temps, à être extrêmement précis dans mes explications, choisissant les mots appropriés. Au début, certains repartaient même avec mes conseils sans les avoir compris, n’osant demander plus d’explications ; Ils me l’ont confié quelques années plus tard, et cela m’a beaucoup amusé.
Mais, à ce jeu-là, j’ai découvert un trésor inestimable pour moi. Celui de me rendre compte que mon calice, loin de se vider de son contenu lorsqu’il déborde, se remplit et se complète d’autres choses : de sourires, de soulagements, de gratitudes, de respects … de rencontres quoi ! J’ai découvert que passer la porte de ma cage ne m’empêchait pas d’y revenir lorsque j’en ressentais le besoin. Et le cadeau le plus précieux est celui de me rendre compte que ces rencontres viennent, comme la main d’Aladin sur son ampoule antique, faire briller mon diamant intérieur. Car ce vide ressenti n’était qu’une illusion prenant sa source dans des carences de jeunesse. On ne peut pas toujours faire ce que l’on ne nous a jamais appris à faire ! Oui, j’ai eu fort longtemps besoin de ma bogue épineuse, et en sortir, pour moi, a été comme sortir de la caverne de Platon. Non plus seulement par l’esprit, la compréhension du mental, et l’analyse, mais par l’expérience, presque corporelle, m’apprenant petit à petit à accepter de ressentir des émotions au contact des autres, sans me laisser envahir par qui que ce soit, sans avoir l’impression d’absorber un corps étranger.
Je suis fier, aujourd’hui, de toutes les connaissances que j’ai acquises, et de la compréhension du monde qui est la mienne. Connaissances et précisions sont toujours aussi importantes à mes yeux. Mais ces perles, que sont la générosité désintéressée, et celle de sortir de cette cage, où seul l’apprentissage intellectuel était de mise, sont une vraie libération profonde.
J’ai pu, j’ai su, à mon tour, laisser naître la conscience en moi. Vous vous souvenez, celle née dans le corps du premier homme ayant tracé son environnement sur les murs d’une grotte. Pour accéder au geste créateur, comme il a pu le faire, cette conscience a en effet besoin de prendre racine aussi dans le corps. Je pensais avoir du recul sur le monde, et j’en avais assurément, au niveau du mental, de l’intellect, et sur un monde que j’entrevoyais entre les barreaux de ma cage. J’avais même cette illusion optique de voir le monde en cage et de me penser seul être libre et au-dehors, alors même que c’était moi qui y étais enfermé !
Oui, le geste créateur a certainement besoin de cette conscience vibrante, non seulement au niveau de la vue, du cognitif donc, mais aussi au niveau de la main, du corps, et du cœur. Le sens a autant besoin du symbole, que le symbole a besoin du sens. Et pour passer de l’un à l’autre, il faut que l’énergie circule entre le corps et l’esprit. La pensée créatrice, elle aussi, est comme la flèche du tireur à l’arc. À part dans l’art japonais bien sur, ils sont curieux ces asiatiques, pour nous, occidentaux ! J’aime à dire que, si l’attention que vous concentrez sur cette pensée est la force qui bande l’arc, l’intention que vous placez dans la pensée est la direction que prendra la flèche. L’intention et le sens prennent leur source dans l’esprit, alors que le geste qui trace le symbole et l’attention prennent leur source dans le corps.
Peut-être, d’ailleurs, que le verbe créateur se fabrique de la même manière ? Le choix du verbe prononcé viendrait de l’esprit, alors que sa puissance créatrice proviendrait de l’émotion qui accompagne sa prononciation ? Comme si l’harmonie entre le monde de l’esprit et celui du corps était source de divinité … »
Socrate laissait sa pensée se construire au fil de ses mots, et laissait ses mots se prononcer au fil de sa pensée, comme le filet d’eau d’un ruisseau inspiré qui ne cesse de s’étendre vers l’aval. Et ce faisant, il observait discrètement, et avec beaucoup d’amusement, son auditoire qui décrochait de plus en plus, se demandant si le vieil hibou était bien un sage, ou alors un fou. Les martinets se regardaient du coin de l’œil et n’avaient qu’une idée en tête, reprendre leur envol pour retrouver le calme simple de leur vie tranquille. Cette scène amusait beaucoup Socrate, depuis un moment déjà. Il finit par mettre un terme au supplice, pour le moins amical, qu’il imposait à son auditoire.
Les martinets le remercièrent à nouveau, dans un soulagement non feint, et prirent congés suffisamment vite pour que Socrate ne puisse enchaîner sur un autre sujet. Quant à ce dernier, il se recala tranquillement le long de l’écorce de son châtaigner, un large sourire au bec, et une joie profonde au cœur, tout en observant la clairière et son animation quotidienne de fin d’après midi. Il laissa longuement se diffuser en lui un bien être intérieur, serein et nourrissant, puis s’endormit.
Commentaires
LE VIEUX CHATAIGNIERje m'isole depuis que mon instabilité me fait peur. donc ce conte a un peu de raisonnance.