« N’accuse point la mer à ton second naufrage »
Publius Syrus

« Mais qu’est-ce qu’ils font ? Ils savent pourtant bien qu’on a pas le droit de quitter le pré ! C’est interdit, on pourrait se perdre, ou faire des rencontres dangereuses. C’est carrément de la folie, on ne sait même pas ce qu’il y a derrière la colline. » Japet se retourne et s’aperçoit qu’il reste seul au milieu de son pré. Les autres chevaux sont en train de passer par le trou de la clôture, laissé béant par la tempête de cette nuit. Il tremble encore de ce déchaînement inhabituel des éléments, qui l’a empêché de fermer l’œil de toute la nuit. Ils s’étaient tous regroupés au milieu du pâturage, les uns contre les autres, pour se tenir chaud, et surtout se rassurer mutuellement. Mais le fond anxieux de Japet ne l’a pas laissé tranquille une minute. Jamais il n’avait vécu un tel orage. Il s’était calé au milieu des autres et, malgré cela, il avait eu l’impression d’être seul au monde, perdu dans les bourrasques du vent et le vacarme des feuillages des arbres de la lisière. Ses jambes flageolaient et ne le tenaient presque plus. Pourtant, c’est un jeune mâle, un cheval de trait. Il n’a toujours pas atteint l’âge adulte et mesure déjà près d’un mètre cinquante-cinq au garrot, tout en approchant les sept cents kilos de muscles. Malgré cette carrure, rien n’y fait, il est tétanisé par la peur de ce qui vient d’advenir, peur renforcée par celle de voir ses congénères partir de ce pré protecteur en le laissant seul. Il ne sait pas quoi faire, partir avec les autres ? ou rester là, dans ce champ qu’il connaît si bien ? Il doute, ne sait pas quoi choisir, aucune de ces deux options ne lui convient. « Restez là » crie-t-il, se surprenant lui-même par la puissance de son hennissement, « Restez là, il faut rester, ne partez pas ! ».

Mais tous restent indifférents à ses appels, comme si personne ne l’entendait. Seul son frère fait demi tour, revient vers lui au petit trot, tout étonné de le voir seul, planté au milieu du champ.

« Hé bien qu’est-ce que tu fais ? Tout le monde s’en va, et toi tu restes là, planté comme un âne ! Qu’est-ce que tu attends ? Tu vas pas rester tout seul tout de même ! On doit rester en groupe, on est toujours resté en groupe … Allez viens … dépêche-toi ».

À peine a-t-il fini sa phrase, que Crios se retourne et repart vers le troupeau dont les derniers finissent de franchir la clôture. Japet hésite encore, ne sait toujours pas quoi faire. Rien dans son corps ni dans son cœur ne l’appelle à rester seul, et rien ne l’appelle non plus à sortir de ce pré. Crios lance un regard en arrière pour voir si son frère suit …

« On reste en groupe, il est marrant lui », se morfond Japet. « Je sais que je peux lui faire confiance, mais qu’est-ce qu’il en sait qu’on ne sera pas séparé à un moment ou à un autre, hein ? Moi, j’en suis pas certain ! C’est facile pour lui, on dirait qu’il n’a jamais peur de rien. C’est toujours le premier à suivre le mouvement. Faut que ça bouge, comme il dit. Il a la mémoire courte quand même ! Il s’est déjà fait de belles frayeurs … Ô et puis merde ! Je ne veux pas rester là, tout seul, c’est trop flippant ! S’il arrive un malheur, ce sera de leur faute, pas de la mienne … »

Par-dessus sa croupe, Crios voit Japet le rejoindre au grand galop.

« Ah ben enfin, te voilà ! T’en as mis du temps ! Toi et tes indécisions, ça devient vraiment pénible !! Tu sais bien qu’on ne doit pas quitter notre troupeau ! Et puis, à quinze chevaux, que veux tu qu’il nous arrive ? »

En arrivant près de Crios, Japet retrouve un semblant d’apaisement. Ils ont été élevés ensemble ces deux-là. Leurs deux mères ont pouliné à quelques jours d’intervalle, saillies par le même étalon, gardien de cette race de chevaux de traits Auxois, qui a failli disparaître avec la révolution industrielle et la motorisation des transports. Ils se connaissent par cœur tous les deux, ont fait leurs premiers galops ensemble, s’entraînent quotidiennement dans la même paire d’attelage. Ils sont d’ailleurs promis à une belle carrière, et ont déjà remporté plusieurs podiums. Oui, Japet est rassuré d’être au côté de son frère et équipier, de rester au milieu de la troupe, comme il l’a été cette nuit. L’appréhension revient brièvement, malgré tout, lorsqu’il franchit la barrière couchée par les vents. Ça y est, il entre en terre inconnue. Ce côté-là de la colline, aucun d’eux ne le connaît. En même temps, suivre le mouvement, et rester au milieu de ses semblables, l’éloigne de ses craintes et de ses peurs.

Ils gravissent ensemble le sentier qui serpente tranquillement le long du coteau, franchissent les arbustes déracinés, les branches arrachées qui jonchent le sol. Ils restent groupés, ils font corps comme un seul étalon. On peut voir qu’ils ont l’habitude les uns des autres, ils se savent ensemble sans se chercher du regard, comme si un sixième sens les liait tous dans une même énergie, dans un même élan. Crios et Japet sont les plus jeunes du groupe avec leurs trois printemps, mais on ne le remarque pas. Les deux frères sont déjà grands, et leurs entraînements les ont musclés, les ont taillés pour la compétition.

Ils continuent de grimper, les uns derrière les autres, sur ce sentier ravagé par la tempête. Arrivés en haut de la colline, ils se retournent et regardent leur pré, en contrebas, qui leur paraît bien petit. Crios et Japet en profitent pour gagner quelques places pour ne pas rester en queue de peloton. Le groupe repart, redescend de l’autre côté de la colline. Les taillis sont plus épais et semblent avoir protégé le sentier, plus facilement praticable de ce côté-là. Ils s’enfoncent doucement sous les frondaisons pour déboucher sur une prairie parsemée de fleurs. Les Auxois prennent possession des lieux et commencent à brouter cette herbe verte, épicée des parfums de cette floraison. Une famille de blaireaux rejoint son terrier alors qu’un vieil hibou s’envole du haut d’un châtaigner.

L’aube s’est levée depuis longtemps maintenant, et le soleil apparaît par intermittence entre les gros nuages gris, qui deviennent de moins en moins menaçants au fil des heures. Alors que tous les étalons broutent tranquillement, Crios et Japet restent vigilants, aux aguets. Ils ont toujours été comme ça, observateurs attentifs de leur environnement. Les règles sont bien établies dans le troupeau. Le plus vieux des étalons, Titus, est le mâle dominant, et tous sont sous son autorité de manière tout à fait naturelle. Ces règles, Crios et Japet les connaissent bien, et si Crios les respecte scrupuleusement, pour Japet, c’est parfois plus compliqué. Dès que l’autorité est trop ferme, trop dure, il rue dans les brancards, maladroitement, comme affolé par quelque chose qu’il ne saisit pas, comme s’il considérait cette autorité comme malsaine, injuste ou mauvaise. En même temps, pour eux deux, aimer faire partie d’une communauté, dans laquelle ils peuvent s’épanouir, est comme une seconde nature. Ils sont sans doute les deux poulains les plus loyaux de ce troupeau.

Peut-être que leur vigilance de tous les instants, et cette loyauté chevillée au corps, leur viennent de loin. Si Crios vous racontait un jour ce dont il se souvient de son enfance, il vous dirait :

« Je n’ai vu notre père que pendant mes premiers mois et j’étais à la fois admiratif et craintif. Un bel étalon d’un mètre soixante-neuf au garrot, qui pesait près d’une tonne, ce qui est rare chez nous, les Auxois. Il était impressionnant de force et de stature. Mais son caractère acariâtre, et son total manque d’instinct paternel, laissaient souvent sa violence de déverser sur Japet et moi.

Nos mères nous disaient bien que sa vie n’avait pas été facile, que ses crises de rage étaient plus fortes que lui, passaient au-delà de sa volonté. Pendant des années, il a été un forçat de la route, à tracter carrioles, charrettes et autre diligences, par tous les temps et sur de grandes distances. Les cochers n’étaient pas tendres à l’époque, et, trop souvent, leurs chambrières et leurs fouets claquaient fort sur les croupes ou les encolures. Si nous éprouvions de la tristesse, mon frère et moi, à écouter ces histoires, à imaginer la vie qu’avait vécu notre père, nous subissions sa violence et ses colères, sans comprendre pourquoi elles nous retombaient dessus. Nous ne savions jamais quand ça allait jaillir. Nous avons développé, au fil des mois et des années, comme un sixième sens, pour repérer chaque signe chez notre père, qui pouvait indiquer le début d’une de ses crises. Mais cela restait un mystère, malgré les efforts que nous faisions pour rester dans le rang. Plusieurs fois, nous nous sommes pris des coups de sabot, comme ça, sans raison ni explication. Nous galopions alors nous réfugier sous les flancs de nos mères, qui restaient de marbre.

C’est notre père qui nous a donné nos prénoms, à mon frère et moi. Japet et Crios, et sincèrement, je le remercie de m’avoir prénommé Crios. Parce que mon frère s’est longtemps fait appeler « Japet la lopette » par les autres poulains du haras ! et ça, je n’aurai pas aimé du tout. Ça le rendait d’ailleurs furieux, au point que parfois, je croyais reconnaître mon père et sa violence dans les yeux de Japet. C’est vrai qu’au fil des mois et des ans, il est devenu assez craintif. Il n’aime pas le changement, les nouveautés. Il est adorable, mais parfois, je ne le comprends pas tellement. Il peut rester indécis pendant des heures sur un choix somme toute assez simple. Il parvient même à m’exaspérer lorsqu’il me demande conseil et finit par n’en faire qu’à sa tête, comme s’il doutait de mon avis autant que du choix à prendre. C’est marrant comme des demis frères peuvent être aussi différents. Lui est craintif, alors que moi, je n’ai peur de rien, toujours à me lancer des challenges, à chercher du nouveau, à mettre de la bonne humeur dans le troupeau. Mais, nous sommes frères de sang, et rien ne pourra nous séparer. Nous sommes ensemble depuis notre naissance, avons subi les mêmes violences de notre père, avons fait nos premiers galops côte à côte et, sans lui, j’ai l’impression que je serai complètement perdu. »

En début d’après midi, les chevaux sont toujours dans cette clairière à profiter de l’abondance d’herbe fraîche et grasse. Elle est certainement plus abritée que leur pré, car rien, ici, ne peut laisser imaginer qu’une grosse tempête a fait rage cette nuit. Les vents sont encore forts mais ont fini par laver le ciel de la menace des nuages, laissant maintenant le soleil réchauffer l’atmosphère. Japet a oublié ses peurs, profite, comme les autres, des providences du lieu, tout en restant malgré lui aux aguets. Crios s’approche et l’interpelle doucement :

– Alors, tu vois qu’on est bien là, c’était pas la peine de stresser !

– Tu sais que je préfère rester dans mes habitudes. Notre pré, on ne le quitte jamais. D’ailleurs, le vieux Roger ne nous laisse jamais en sortir, sauf pour nos entraînements. Alors non, je n’aime pas ça ! Je n’ose même pas imaginer la tête de Roger lorsqu’il va s’apercevoir qu’on y est plus.

– Le vieux Roger on s’en fout ! C’est pas un palefrenier qui va nous faire peur et nous dire ce qu’on doit faire ! Alors relaxe Japet.

À peine Crios a-t-il fini sa phrase que ses oreilles se dressent. Des sifflets se font entendre, presque inaudibles tellement ils viennent de loin. Il les reconnaît pourtant immédiatement …

– Tu entends Japet ? Le vieux Roger s’est lancé à notre recherche, je reconnais son appel.

– Je te l’avais dit qu’il fallait pas quitter le pré ! Mais pourquoi tu m’as entraîné dans cette histoire ?

Le stress commence à remonter le long des jambes de Japet. Il a l’impression d’être pris en faute. Et faire une faute, pour lui, c’est pas pareil que faire une erreur ! La faute est forcément teintée d’un parfum de déviance morale, et ça, ni Japet ni Crios ne sont prêts à l’affronter.

– Ô, je t’ai entraîné nulle part Japet, nous n’avons fait que suivre tout le monde, je te rappelle … Si tu dois reprocher quelque chose à quelqu’un, vas donc t’adresser à Titus ! C’est lui qui s’est engagé sur ce sentier. Et puis, je ne t’ai pas fouetté pour que tu viennes avec nous. C’est quand même bien toi qui as fini par te décider tout seul.

– Ouais, c’est une peu facile tu crois pas ? J’ai rien demandé moi ! Je vous ai même rappelé que c’était interdit, mais personne ne m’a écouté …

Les sifflets se rapprochent au même rythme que les pas des trois palefreniers du haras. Bientôt, Titus et les autres pourront les apercevoir au sommet de la colline. Mais pour l’instant, comme si de rien n’était, Titus se remet à brouter sereinement. Japet s’approche de lui, les jambes légèrement tremblantes :

– Tu n’entends pas les appels Titus ? Il faut y aller maintenant.

– Calme-toi Japet – lui répond Titus calmement – j’ai entendu. Roger va descendre par le sentier que nous avons emprunté et venir nous chercher. En attendant, profite donc de cette herbe grasse. Celle de notre pré est bien moins fournie et épicée.

Le ricanement de Crios, resté non loin de là, n’échappe pas à Titus.

– Et toi Crios, profite donc de ce pâturage aussi, au lieu de ricaner bêtement. Parce qu’en définitive, vous êtes pareils tous les deux, vous faites vraiment la paire ! C’est la peur qui guide votre langue et vos sabots, et tant que vous ne l’accepterez pas, vous ne pourrez pas être maître de votre vie.

– Comment ça ? dit Crios interloqué. Je n’ai peur de rien moi ! En tout cas, je ne suis pas craintif comme Japet.

– Ce n’est pas parce que ta peur se voit moins, ou que tu ne la ressens pas, qu’elle n’est pas là, lui répondit Titus. Je suis bien placé pour le savoir, il m’a fallu accepter mes propres peurs moi aussi !

Crios reste sans voix en entendant cette révélation. Titus, avoir peur ? Inimaginable tellement il paraît être un roc, un repère pour tous les étalons du troupeau. C’est trop incroyable pour que Crios en reste là. Il finit par laisser son étonnement s’exprimer.

– Comment ça Titus ! Toi, avoir peur ? Je n’y crois pas une seule seconde. C’est impossible !

– Plus tard Crios, plus tard. Laisse-moi profiter de cette prairie. Lorsque nous serons de retour dans notre pré, je vous raconterai. Le ton de Titus, quoique serein, ne laissa, cette fois, aucun espace pour la poursuite de la discussion.

Comme Titus l’avait prédit, les palefreniers arrivèrent dans la prairie, en firent le tour tranquillement, comme s’ils la découvraient eux même, puis poussèrent doucement les chevaux vers le sentier de retour. Titus en tête, les 15 Auxois se remirent en marche en suivant leur meneur. Japet et Crios se placèrent, comme souvent, au milieu de la file, chacun dans ses pensées, et autant excité l’un que l’autre à l’idée d’entendre l’histoire de Titus.

Roger est heureux d’avoir retrouvé ses protégés. Il pensait bien que rien de grave ne leur était arrivé, mais avant de les voir dans cette prairie, il était tout de même un peu inquiet. Maintenant, il les laisse avancer à leur rythme, rassuré de les ramener au complet, et d’observer qu’aucun d’eux n’a été blessé par la tempête de la nuit passée, ni par leur ballade matinale. Arrivé dans le pré, Roger répare la clôture, fait le tour de l’enclos pour vérifier une dernière fois que tout est en ordre, puis repart à ses occupations quotidiennes. Pas d’entraînement aujourd’hui, on verra plus tard. Crios et Japet s’approchent de Titus, espérant qu’enfin, ils vont entendre son histoire.

« Venez donc par là vous deux, leur dit Titus. Je vous sens impatients et avides de réponses. Et oui, j’ai peur moi aussi. Ça ne se voit pas, sans doute, mais j’ai appris à accueillir mes peurs. J’ai bien connu votre père, et le mien avait beaucoup de points communs avec lui. Lorsque j’étais un jeune poulain, j’étais rebelle. Je ne voulais rien entendre des demandes de ma mère, et encore moins des invectives stupides de mon père. De toute façon, que j’y réponde bien ou mal, ou que je n’y réponde pas, c’était pareil. J’avais vraiment un gros problème avec l’autorité. Alors je faisais comme bon me semblait, en fonction de mes besoins, de mes envies. Je suis même partie plusieurs jours du pré, seul, après une engueulade avec mon père, qui me sermonnait une fois de plus. J’ai sauté les barrières et suis parti droit devant. Besoin de changer d’air. J’avais même pas trois ans, votre age quoi. J’ai marché, galopé dans des champs immenses, me suis reposés dans des bosquets abrités. J’avais un sentiment de liberté énorme, c’était fabuleux. Ô oui, j’ai aimé cette aventure, les deux autres poulains qui m’ont rejoint les deux derniers jours, me suivaient, et j’étais loin de cette autorité que je supportais de moins en moins. Je les ai emmenés visiter toute la région. Ô, bien sûr, les palefreniers ont fini par nous retrouver et nous ont ramenés au haras. J’ai repris les entraînements d’attelage à quatre chevaux, mais ça n’allait pas mieux. C’était même pire. J’ai jamais réussi à partager l’attelage, à être synchro, à faire les efforts aux mêmes moments que les autres. Ils m’ont mis ensuite dans un attelage par paire, comme celui que vous formez tous les deux. C’était un peu mieux mais pas encore ça. Toujours mon problème avec l’autorité. Alors, un palefrenier a eu l’idée de m’atteler seul, et de me faire travailler tranquillement, à mon rythme. Vous le connaissez, c’est le vieux Roger. Il était plus jeune, à l’époque, et a su trouver la manière, semble-t-il. Et là, j’ai appris à conduire, à tracter, à manœuvrer, j’ai pu montrer ma force, mon courage, mon savoir faire. J’ai rapidement gagné mes galons en montant sur les plus hautes marches des podiums. Ça m’a permis de trouver ma place dans le troupeau. Je courrais les mêmes compétitions que les autres, mais seul dans mon attelage. Au fil du temps, j’ai compris que j’avais besoin de me sentir appartenir à ce troupeau. Que ressentir l’autorité comme une mauvaise chose, m’évitait de ressentir ma peur de l’autorité. Mon moyen de défense a été de me rebeller contre elle, et de construire la mienne propre, rejetant les problèmes sur les autres. J’ai mis longtemps à m’apercevoir que mes règles n’étaient pas meilleures que celles du groupe. À force d’être contestataire, critique, voire cynique, de toujours avoir quelque chose à dire contre, j’ai fini par comprendre qu’en fait, je ne savais pas grand-chose, je n’étais jamais tout à fait sûr de ce que j’avançais. Je me suis alors apaisé. Toujours aussi fier de montrer ma force, j’ai commencé réellement à intégrer le groupe, à y prendre ma place. Reconnaître ma peur m’a permis de le faire, avec appréhension certes, mais de le faire.

Vous voyez comment la peur pouvait modeler ma vie, sans même que je ne la ressente ? Ma peur me faisait rejeter l’autorité, la fuir, rejeter les problèmes sur les autres.

Toi Japet, la peur te fait rechercher constamment des appuis, des alliances, dans lesquelles tu te sens en sécurité. Qu’aurais-tu fait sans Crios ce matin ? Serais-tu resté dans le pré ? ou serais-tu venu avec nous ? Cependant, es-tu certain d’être vraiment en sécurité avec Crios ? Je crois que ta sécurité, tu la trouveras en toi. Pour cela, il faut que tu expérimentes ta propre force en sortant de tes zones de conforts. Commence par quelque chose de facile, la politique des petits pas, c’est tout à fait indiqué.

Et toi Crios, qui n’a peur de rien, comme tu aimes à le dire. Pourrais-tu partir, seul, visiter la région, sans que personne ne te le demande, ne te suive ni ne te guide ? Je te vois vivre depuis que tu es petit. Tu as toujours évolué dans le troupeau, toujours obéi aux règles sans sourciller, avec devoir et dévotion, t’inventant tout un tas d’explications sur le bien fondé de ce que l’on te demande de faire. Même si tu mets de la bonne humeur entre nous, connais-tu le plaisir de faire par toi même, sans l’avis de quiconque, ni demande d’aucune sorte ? Qu’est-ce qui t’en empêche si ce n’est la peur ?

C’est peut être là, le vrai courage mes petits. Faire quelque chose dont tu as peur. Sans peur, point de courage ! Courage de sortir de ta zone de confort Japet ; et courage de prendre du plaisir hors des règles pour toi Crios. Allez donc méditer là-dessus … »

Titus tourna les sabots et s’éloigna doucement, un léger sourire à la bouche. Crios et Japet se regardèrent, l’air interloqué.

« Je me demande s’il ne commence pas à perdre la tête notre vieux Titus » dit Crios en le regardant partir.

« Ouais, et ce n’est pas rassurant du tout » répondit Japet

L’ouïe fine de Titus lui permis d’entendre ces derniers commentaires. Il savait bien qu’en leur raconter son histoire, en leur disant ce qu’il perçoit chez eux, il allait les laisser sceptiques. Loin d’en être offusqué, il s’abandonne à l’émotion de se voir lui-même en eux lorsqu’il avait leur age. Il mesure le chemin parcouru, cette loyauté qu’il a su apprivoiser, ce doux sentiment d’appartenance qu’il ne fuit plus. Dans cet élan de cœur, sans se retourner, il leur dit : « La peur vous laisse dans la réaction. Apprivoisez-la, et elle vous aidera à être dans la création. Juste un ‘C’ à déplacer, mais le travail de toute une vie »

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