- Écrit par Ennéad
De terre et d'eau
« Tout échoue sur un cœur où la fausseté réside. »
Hypolite de Livry
« Mais c’est pas vrai, encore une fuite à colmater ! Allez, vite, avant qu’elle ne s’élargisse. À ce rythme-là, je ne vais jamais y arriver à temps ! À quoi ça sert de se donner des objectifs, si on est pas capable de les atteindre ? ». Une fois de plus, Agreste est sur la brèche. Il construit son barrage depuis des semaines maintenant, et n’a de cesse de revenir en arrière pour consolider son édifice. Il s’est lancé dans le défi de sa vie en voulant construire une cathédrale à l’embouchure d’une rivière se jetant dans un fleuve. Il y passe toute son énergie, il grandit en même temps que sa construction, et sans s’en apercevoir, les moindres faiblesses de cette dernière le stressent profondément. C’est comme s’il s’agissait de ses propres failles, et ça, il ne peut même pas l’envisager. Il ne peut que réussir son œuvre. Pour lui, aucune autre alternative.
Enfant, il a grandi en amont de cette rivière, à l’embouchure d’un ruisseau qui remonte vers une clairière. Depuis l’ouest de cette clairière, le ruisseau serpente tranquillement entre racines et rochers. Puis, il plonge et parcourt la forêt, prend de la force, au fil de la douce pente de ce bassin versant, alimenté à chaque détour par un nouveau ru. Au sortir du sous-bois, le ruisseau traverse une plaine, sur une centaine de mètres, puis se jette dans la rivière, formant ainsi cette embouchure. Un talus pierreux y trône au milieu, formant une plate-forme stable et sèche, même aux grandes eaux du printemps.
C’est ici que le père d’Agreste a décidé d’établir sa famille, il y a plusieurs années. À l’embouchure du ruisseau, entre les berges et ce talus providentiel. Agreste est le dernier d’une portée de six. C’est rare, pour des castors, d’avoir autant de rejetons en une fois, et sa mère a d’ailleurs eu tout le mal du monde à s’occuper des six petits comme elle l’aurait voulu. Et même si Agreste est celui qui a été le plus délaissé, il vous dira qu’il comprend, et que ses parents ont été bons avec lui.
« Oui, ils ont été bons avec moi. J’étais le dernier de ma fratrie et peut être le plus robuste. C’est pour cela, sans doute, que ma mère m’a délaissé pour s’occuper des autres. Alors, tout jeune, j’ai appris à m’occuper de moi. Ce que j’aimais le plus était d’aider mon père à agrandir et consolider notre barrage. J’étais, comme qui dirait, son bras droit. Il fallait couper des arbres, les débiter et renforcer notre garde-manger pour l’hiver, y déposer de la terre et des branchages pour que le courant n’emporte pas nos réserves. Il fallait aussi réparer, au printemps, les dégâts causés par les intempéries et le froid.
Mon père était grand et fort, mais il boitait d’une patte avant, conséquence de la mauvaise chute d’un arbre dont une des branches est venu lui frapper l’épaule. Il faisait donc les choses moins vite qu’avant et n’avait que peu de temps à nous accorder lui aussi. Il attendait beaucoup de moi, sans jamais me l’avoir demandé, et ça me permettait d’être avec lui et de fuir les plaintes continuelles de ma mère. Je regardais comment il faisait, et j’apprenais à faire comme lui. Il m’a fallu du temps pour être aussi efficace avec mon jeune âge. Mais j’y parvins et j’en étais très fier. Je passais mes journées à couper des arbres, à ramasser les branchages pour les réserves de nourritures, à ramener de la terre pour étanchéifier les différentes pièces de notre habitat. Il y tant de choses à faire sur un barrage de castor et j’aime ça, au moins ça bouge !
Je voyais bien, dans les yeux de mon père, que je travaillais bien. Au début, il était toujours derrière moi, non pour me donner des explications ou des conseils, mais pour critiquer ma façon de faire. J’ai passé des heures à l’observer pour comprendre ses méthodes, décortiquer son savoir faire. Et puis il a cessé, au fur et à mesure que je grandissais, d’être derrière mon dos. C’est comme ça que j’ai compris que je devenais efficace, que je faisais les choses tel qu’elles devaient être. Il était taiseux mon père !
Malgré les objectifs que mon père me fixait, je parvenais à prendre le temps de discuter avec nos voisins et voisines, en me gargarisant du travail accompli. Je leur expliquais comment nous consolidions notre barrage, pourquoi nous l’étendions de la sorte, comment nous gardions notre nourriture dans le frais des eaux continuellement renouvelées de la rivière. Avec mon jeune age, beaucoup étaient impressionnés par mon assurance et mes savoirs faire, par le travail que j’abattais dans une journée. Et c’est le cas de le dire. J’étais passé maître dans l’abattage des peupliers, bouleaux et autres arbres utiles et comestibles. J’ai fini par être connu dans le coin comme quelqu’un qui réussit tout ce qu’il entreprend. On disait même de moi que je pourrai construire une cathédrale à moi tout seul. Même les oiseaux, pourtant experts en construction, étaient impressionnés par mes talents. Je dois avouer que j’étais très fier de cela, et ça me motivait pour continuer !
Mes deux frères ont eu plus de mal que moi à s’y mettre et à pouvoir être aussi autonomes à la tâche. J’organisais leur travail, leur journée. Je leur ai tout appris, pour qu’ils ne perdent pas leur temps à observer et expérimenter, comme j’ai du le faire avec ce père taiseux que nous avions. Ils ont fini par être de bons bâtisseurs eux aussi, moins efficaces que moi, évidemment, mais suffisamment pour aider notre père dans son labeur. C’est à ce moment-là que j’ai choisi de partir. Il faut bien, c’est la roue de la vie qui tourne. Il me fallait m’installer ailleurs et fonder ma propre famille.
Je ne savais trop où aller, dans quelle direction me diriger, jusqu’au moment où j’ai entendu le merle parler du bout de notre rivière. Il racontait qu’un peu plus bas, en aval, elle se jetait dans un fleuve immense et profond. Voilà un endroit pour moi, me suis-je dit. Je pourrai construire un barrage encore plus grand que celui de mon père. J’ai donc choisi de descendre la rivière, vers le sud, pour trouver cet embranchement providentiel. Deux jours m’ont été nécessaires pour y parvenir. Juste avant d’arriver à l’embouchure, la rivière s’est élargie d’un coup, sur quelques centaines de mètres seulement, triplant ainsi sa largeur, pour se jeter en effet dans une autre dont les dimensions m’ont laissé bouche bée.
Au beau milieu de ce delta, trônait une espèce de plage, à moitié terre, sable et roche, qui s’élevait sur quelques mètres. L’endroit parfait existait donc ! La profondeur était trop faible à l’ouest, mais suffisante à l’est. Seul problème, à l’est, le bras à couvrir entre la plage et la berge était d’une longueur sans nom. « Eh ben la voilà ma cathédrale, me suis-je dit. Aller, au boulot ! … »
Je commençais à visiter les environs pour vérifier la qualité et l’essence des arbres, la présence suffisante de nourritures, la constitution des sols, et surtout la disponibilité de l’endroit. Aucun castor n’avait laissé sa trace pour marquer son territoire, et l’endroit était parfait : peupliers, bouleaux, écorces et feuillages tendres et savoureux, et surtout en quantité. Je m’attelai donc à la construction rapide d’un logis temporaire et à l’exploration de ce territoire pour y prendre mes marques et y déposer ma trace.
Je contrôlai ensuite la rivière, le fleuve, l’embouchure de ce delta, pour déterminer l’emplacement idéal de ma construction. L’eau était claire et suffisamment froide, avec un courant constant et pas trop fort à l’endroit prévu. Les berges étaient dessinées par les courants et les fortes racines des arbres voisins, permettant ainsi le creusement de solides tunnels pour accéder aux pièces de mon futur logis. La tâche me paraissait à la fois énorme et à ma mesure ! Je pourrai enfin appartenir à cette grande famille des bâtisseurs. Alors je me suis lancé.
D’abord, sur la berge, creuser sous la surface de l’eau l’entrée de mon terrier, pour qu’il débouche dans une première salle, au-dessus de la surface, où je pourrai me reposer au sec. Cela ne m’a prit que quelques jours de travail, puis, je me suis mis à abattre mes premiers arbres pour construire une ossature solide pour mon barrage. J’ai travaillé sans relâche durant des semaines, et plus je voyais la construction avancer, plus j’étais fier de moi. J’entendais mes nouveaux voisins, oiseaux, renards, même des loutres, tantôt douter que le barrage ne tienne, tantôt admirer le travail du seul castor du coin. Et leurs doutes me gonflaient d’énergie autant que leur admiration, si bien qu’à la fin de l’été, le barrage arrivait aux deux tiers de la distance séparant la berge de l’îlot qu’il devait rejoindre. J’avais l’impression que ma réputation grandissait avec lui et cela me plaisait. Je voyais de plus en plus de curieux passer, de près ou de loin, pour voir cette œuvre de bois, de terre et de pierres.
Les courants commençaient à changer dans le delta de la rivière, me permettant plus facilement de ramener des branches et des troncs plus gros et au bon endroit pour consolider l’édifice. Dès qu’une brèche apparaissait, je la colmatais et renforçais la faille. Pas question de laisser ce genre de détails traîner, ce qui risquerait, à terme, de fragiliser l’ensemble. Impossible pour moi de voir tout ce travail balayé par la force du courant ! J’étais heureux, dynamique, gonflé d’énergie. Oui, agacé aussi par ces consolidations constantes qui me faisaient perdre un temps précieux. Mais c’est la vie d’un barrage, consolidations, réparations, entretiens et agrandissements …
La retenue provoquée par ma construction commençait à faire monter le niveau de l’eau sur les berges, et à amener de la profondeur. C’était bien là l’effet escompté. Avec un peu plus de fond, ramener les branchages et autres matériaux de construction était plus simple et moins périlleux, et là où la berge était un peu plus basse, le delta s’élargissait maintenant, augmentant ainsi mon territoire. Et je m’agrandissais d’autant avec lui …
Au printemps suivant, le barrage parvenait enfin jusqu’à l’îlot. J’en profitais pour ramener encore plus de bois et construire une hutte à cet endroit. Je pouvais, dès lors, profiter de deux habitats, mon terrier sous les berges, et la hutte au milieu du delta. Je continuai d’organiser la vie autour de moi, m’accordant avec une colonie de corbeaux, pour ne pas toucher à leurs nichoirs, en contrepartie d’une surveillance constante des allées et venues sur mon territoire. Une famille de loutres s’est également installée sur la berge d’en face, entre les grosses racines d’un saule pleureur. Il faut dire que mon barrage est une nasse géante et providentielle qui leur assure un grade-manger plein toute l’année. Et c’est pratique des loutres, elles me débarrassent des poissons, et préservent ainsi mes réserves des pillages de ces porteurs d’écailles et autres batraciens.
Les corbeaux surveillant mon territoire et m’alertant en cas de danger, les loutres nettoyant le plan d’eau des poissons, et protégeant donc mes vivres, je pouvais me concentrer sur la construction du deuxième bras de ma cathédrale. Plus court que le premier, mais plus profond, le travail serait long, mais l’œuvre sera magnifique … »
Agreste continua ainsi sa construction, dépassant avec brio les aléas que connaissent bien les maîtres constructeurs. Il brillait sur ce delta et sur son monde, voyant dans le regard des passants qui regardaient ce grand barrage, de l’admiration pour son architecte et bâtisseur. Oui, il se sentait aussi grand et magnifique que son barrage, mais ce n’était que son propre regard qui lui envoyait ce reflet. Beaucoup trouvaient l’œuvre impressionnante, mais se demandaient à quoi bon si grand, alors qu’Agreste vivait seul ? Pourquoi cette transformation aussi profonde de l’équilibre écologique de leur delta, pour un seul castor ? Mais Agreste n’entendait pas cela, comme s’il était enfermé dans une bulle où seul ce qui devait s’exprimer s’exprimait, et où seul ce qui devait être entendu l’était. Et puis, ce qui devait arriver arriva. La colonie de corbeaux finit par partir plus loin vers le nord, dans une zone moins humide, plus agréable à vivre, et mieux protégée des vents. Les abattages d’arbres, pour la construction du barrage, avaient en effet généré des couloirs où s’engouffraient trop souvent les bourrasques de l’automne et la bise hivernale. Le barrage d’Agreste, une fois terminé, empêchât également la remontée des poissons de la rivière vers le delta. Les loutres partirent donc vers des eaux plus poissonneuses, sans crier gare.
Au sommet de sa hutte, au beau milieu du delta, Agreste s’assit et contempla le travail qu’il avait si durement accompli pendant 2 ans. En regardant alentour, il laissa ses yeux parcourir cette belle étendue d’eau, calme et paisible, mais complètement désertée. Plus personne pour venir admirer son œuvre, pour nourrir Agreste de ces regards émerveillés, dont il comprit avoir tant besoin. Il se sentit tout d’un seul coup rapetisser, minuscule sur cette cathédrale de bois, qui lui semblât tout à coup totalement désuète et illusoire. Et avec ce nouveau point de vue, Agreste se sentit subitement désœuvré, et finalement, aussi inintéressant que son barrage n’était grandiose.
« Que vais-je faire maintenant ? Ma cathédrale est bâtie, terminée. J’ai modelé mon delta comme je le souhaitais, comme mon père l’aurait fait à ma place, même mieux que lui, mais mon territoire est vide, et je me sens aussi vide que lui. »
Agreste perdit son enthousiasme, son énergie. Petit à petit, insidieusement, la déprime s’installa, sans qu’il ne la sente venir vraiment. Il continuât de s’occuper de son barrage, sans conviction, par habitude et automatismes. Plusieurs semaines durant, il errât ainsi sur son domaine, comme une âme en peine. Il avait à manger à volonté, il avait bâtit un château qui ne faisait plus sa fierté, et son cœur n’y était plus, son âme non plus d’ailleurs.
Puis, un jour, une femelle castor passât par là. Elle fût impressionnée par ce barrage digne des contes de fées. Agreste et Hermione se plurent tout de suite. Lui se sentit penaud et déboussolé devant ces sentiments inconnus. Elle, charmée par cette bâtisse et son propriétaire. Ils se mirent en ménage d’un commun accord, même si Hermione était plus d’accord que lui. Il ressentait en effet toujours ce vide intense, et même, sous les regards d’Hermione, de la gêne face à ce barrage immense devant lequel il se trouvait toujours aussi minuscule. Comme si, pour la première fois, cette construction venait lui faire de l’ombre, venait le mettre en retrait. Il prit conscience de la fausseté dans laquelle il avait vécu jusqu’ici, se confondant dans sa réalisation, dépensant une énergie folle à éviter l’échec de ne pas parvenir à construire cet édifice.
Il ne savait plus qui il était, comment agir, que faire pour paraître beau, grand, fort aux yeux d’Hermione … en fait, aux siens. C’est elle qui le guidât en n’ayant d’yeux que pour lui. Elle trouvait son barrage beau oui, impressionnant aussi, mais en fait trop grand pour elle. Elle s’en ouvrit à Agreste. Alors, avec son accord, Agreste déconstruisit la dernière partie de son barrage, celle de l’est, qui avait empêché les poissons de remonter la rivière. Oui, il commençait à être à nouveau fier de lui, fier de ses savoirs faire, de sa capacité à réaliser de grandes choses. Et c’est en supprimant cette dernière partie de sa construction qu’il se sentit paradoxalement grandir à nouveau.
Ils virent tous deux les poissons réinvestir le delta. Une autre famille de loutres vint s’installer au pied du saule, pour profiter de ce garde-manger. Ils s’émerveillaient de leurs jeux aquatiques qu’Agreste trouvait inutiles auparavant. Hermione lui montrât qu’elle était amoureuse de lui et non de ce qu’il était capable de faire. Elle lui montrât qu’elle aimait sa présence, son cœur tendre, et ses blessures aussi. Elle prit soin de lui, comme jamais quelqu’un ne le fît, et elle commençât à panser ses plaies. Bien sûr, il continuât à construire et réaliser des chefs d’œuvres, pour Hermione, pour les loutres, ou ses autres voisins. Il retrouvât la fierté de ses réalisations, mais sans s’y confondre, car le principal, pour lui, était bien d’être au près de sa bien aimée, de partager avec elle ce qu’il était vraiment : un castor aimant. Il finit par comprendre que tout le monde porte ses blessures, et que de les montrer donne du charme, comme les rides peuvent dessiner, sur un vieux visage, un livre passionnant et passionné.
Il apprit, auprès d’elle et de leurs enfants, à aimer l’authenticité des moments de partages, des moments de jeux. Il apprit en même temps à s’aimer tel qu’il était, et à vivre de vraies émotions.
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