- Écrit par Ennéad
Cynodrome
Dessin et illustrations de
Marion Dichamp - Graphiste
« Le perfectionnisme, la marque des grands.
Le perfectionnisme, la douleur des grands.
Car la perfection, personne ne peut l’atteindre. »
Pierre Bruneau
Une course de plus … Encore une course … une dernière …
Le vieux lévrier se réveille en sursaut avec ce vœu dans le cœur et dans les tripes : « encore une course, encore une ». Toute sa vie durant, il a couru en compétition, jusque sur les cynodromes les plus prestigieux, constamment à la recherche de vitesse, de cette émotion grisante de voir le sol défiler de plus en plus vite sous ses pattes, de ces sensations fabuleuses de sentir son corps en mouvement, muscles et tendons bandés comme un arc, sentir l’intégralité de son corps se mouvoir dans une espèce de perfection synchronisée, et l’arracher de la pesanteur en la transmutant en vitesse. Comme passer de la verticale à l’horizontal en quelque sorte.
« Mes souvenirs sont encore clairs, limpides malgré mon âge avancé. Je pourrais presque, en effet, sentir dans mon corps les contractions de chacun de mes muscles, les vibrations dans chacune de mes articulations, les ondulations de ma colonne vertébrale, je pourrais presque revivre cette harmonie corporelle, juste en fermant les yeux. Oui, mon corps en garde la mémoire, traces délicieuses et indélébiles malgré mon arthrose, malgré les multiples déchirures musculaires qui se rappellent à moi à chaque changement de temps, malgré ma vue qui a baissée au point de me plonger dans une semi-obscurité permanente. Ô, je reste fringant d’apparence, longiligne et musclé, comme un lévrier quoi ! On a peine à croire mon âge en me voyant ; en tous cas, c’est ce qu’on me dit.
Il faut dire que j’ai toujours fait attention à mon alimentation et mon hygiène de vie. Repas équilibrés et sans excès, juste ce qu’il faut pour entretenir ma masse musculaire et canaliser ma masse graisseuse. Entraînements journaliers, même en vacances. Toujours consciencieux dans les phases de préparation physique. Fils et petit fils de grands champions, j’ai été à bonne école ! Ma mère a même été la première femme à remporter le championnat de France féminin, l’année de sa création. Je me suis toujours accroché à ces modèles, ai toujours tenu le rôle d’aîné de la fratrie, porteur des valeurs de la lignée, servant de modèle, à mon tour, à mes frères et sœurs. Toujours attentionné, disponible, je me faisais un honneur et un devoir d’être là pour les autres quand il le fallait. Oui, tous pouvaient compter sur moi en cas de doutes, de passages à vide, en cas de problèmes. Bien sûr, on me disait souvent que j’étais soupe au lait de temps en temps, surtout quand j’étais jeune, mais personne ne m’en voulait vraiment. »
Non, personne ne lui en voulait vraiment. Pour sa plus jeune sœur, au contraire, la rebelle de la famille, c’est dans ces moments qu’elle le voyait abordable, presque humain, si je puis dire. Le reste du temps, il paraissait tellement froid, distant dans la splendeur de son rôle, presque hautain, parfois, tellement il poussait le contrôle dans les moindres détails, en regardant ce que faisaient les autres avec un œil critique et sévère. Dans ces moments de crise, elle percevait en lui quelque chose de sensible, de presque fragile, à l’opposé de ce qu’il dégageait en temps habituel. Elle n’avait qu’une envie, se rapprocher de lui pour le réconforter, pour lui dire que cette sensibilité, qu’elle ressentait en lui, la bouleversait, tellement elle faisait contraste avec la force et la puissance qu’il dégageait, cette sorte d’idéal canin, que seul lui semblait pouvoir incarner. Elle l’aimait dans ces moments-là, percevant que sa colère, toujours allumée par un autre qui ne faisait pas comme il fallait, était aussitôt et irrémédiablement tournée contre lui-même. Comme s’il s’en voulait de ne pas avoir su mieux expliquer, mieux préparer, ou comme s’il regrettait de n’avoir pas su anticiper, et que finalement, ce n’était pas de la faute de l’autre, mais de la sienne. Ses colères pouvaient être légèrement orangées, mais la plupart du temps, elles étaient écarlates et soudaines, un peu comme ces boîtes qui s’ouvrent, à chaque course, dans un fracas énorme, sur la ligne de départ. Et elles ne duraient pas, presque passées aussi vite qu’elles explosaient. Mais après chacune d’elle, elle voyait son frère comme absent, durant quelque temps, comme si quelque chose s’était éteint en lui.
Elle lui demandera plus tard ce qui le mettait dans cet état presque dépressif. Il lui avouera ne jamais avoir aimé se mettre en colère, car pour lui, la colère ne résout rien : « à chaque fois que je me mets en colère, c’est plus fort que moi, je m’en veux infiniment ! c’est un peu comme si je me reniais, et que finalement, je finissais par ne plus croire en moi ».
« Oui, je me souviens me haïr après ces moments de colère. Ça ne se fait pas, et en plus, ça ne me ressemble pas. J’étais comme une cocotte minute qui avait besoin de libérer la pression, et après, je me sentais coupable de ce non contrôle de mes émotions. Je n’ai jamais vu mes parents se mettre dans un tel état, et lorsque ça m’arrivait, ils me regardaient avec un air surpris, et surtout réprobateur. J’étais, c’est vrai, le fils aîné, et me devais d’être un exemple pour mes frères et sœurs. Si je me reposais sur mes lauriers, comment ces derniers auraient-ils pu voir le chemin qu’ils devaient emprunter ?
Je crois avoir vécu dans cette énergie presque toute ma vie de jeune adulte, me battant contre une colère fluctuante qui, lorsqu’elle disparaissait, laissait irrémédiablement derrière elle une sensation d’irritation perpétuelle, une sensation de pas propre, de pas net. Je n’étais jamais content de moi, même sur la première marche du podium, et j’y ai été souvent. Je ressentais toujours quelque chose d’inachevé, d’incomplet. Puis, j’ai vite appris à me servir de cette colère pour aller plus vite, aller plus loin, avec une rigueur grandissante. Et c’est peut être pour cela que je faisais partie des meilleurs. Je recherchais la perfection du geste, la beauté du mouvement, autant que son efficacité. Mais je n’ai jamais vraiment aimé être sous le feu des projecteurs. J’ai jamais trouvé que je le méritais vraiment, en tout cas, pas plus qu’un autre …
Puis, j’ai travaillé encore plus, surtout au milieu de ma carrière sportive, à développer ma souplesse corporelle. Et maintenant que j’y pense, au fur et à mesure de ce travail, je me sentais de moins en moins rigide de caractère. Toujours aussi rigoureux, mais moins rigide. La souplesse est aussi importante pour l’efficacité musculaire que pour le caractère, n’est-ce pas ? Oui, je crois que j’ai commencé à m’adoucir dans mes rapports aux autres, et à moi-même par la même occasion, avec ce travail du corps. Comme quoi, rigueur n’est pas forcément synonyme de rigidité … Ça me rappelle, d’ailleurs, un bouquin que j’ai lu quand j’étais ado. Quel est le titre déjà ? À oui, « Le guerrier pacifique » … de … de Dan Millman il me semble. Je ne l’ai pas forcément compris à l’époque. Il est peut être temps que je le relise …
Enfin, tout cela pour dire que je crois avoir mené ma vie comme il le fallait, comme je le devais. Quand je vois les jeunes d’aujourd’hui se rebeller pour un oui ou pour un non, contre tout et n’importe quoi, je ne comprends pas ! J’ai toujours été loyal envers ma famille, ma lignée. Mes parents et mes aïeux ont toujours été, pour moi, sources d’inspirations, de vrais modèles. J’ai eu une éducation peut être un peu trop rigide, mais sans elle, je ne serais pas devenu ce que je suis aujourd’hui, un grand champion. Il paraît qu’on parle toujours de moi sur les cynodromes, que certains de mes records ne sont toujours pas tombés. Mes parents seraient certainement fiers de moi s’ils étaient toujours en vie.
Je me suis longtemps demandé ce que le monde allait devenir si ces jeunes ne cherchent pas de modèles, s’ils font passer leurs plaisirs avant leurs devoirs, s’ils ne cherchent plus à marcher dans les traces de leurs aînés. Bien sûr, courir après des lièvres que l’on attrape jamais, est sans doute une vie moins drôle et dilettante que la leur. Parce qu’au final, avant que ces courses n’existent, le grand créateur nous a bien doté, nous, les lévriers, de ces capacités physiques à la course, pour attraper le lièvre et s’en nourrir ! Sauf que là, impossible de les attraper !
A y repenser, je n’ai jamais couru après la gloire, les coupes et les médailles. Ce n’étaient que des conséquences de ma quête. Mon lièvre à moi a toujours été comme une étoile inatteignable, qui m’a beaucoup plus précipité dans des moments de doutes et de remises en cause, parfois de flagellations intérieures, qu’à participer à mon épanouissement. Dans ce passé qui est le mien, à bien m’y réfléchir, je n’ai jamais vraiment pris le temps de profiter des fruits de mes efforts, de mon abnégation. J’avais toujours quelque chose à me reprocher, à améliorer, ou tout simplement, n’avais pas le temps de m’y arrêter. Au final, c’est un peu triste ! Ma vie a longtemps ressemblé à un tube digestif dysfonctionnel. Car on ne se nourrit pas de ce que l’on mange, mais de ce que l’on digère. C’est comme si je n’avais jamais digéré mes réussites, ou alors que très partiellement !
Quand j’ai pris ma retraite, un peu forcée au regard de mes blessures, je me suis effondré. Le lièvre courrait toujours, et je n’y étais plus, je ne faisais plus partie de la course, plus aucune chance de l’attraper. Mon monde s’écroulait. Ce monde dans lequel je me sentais si bien, en sécurité, à ma place, à une place qui m’était chère, qui me permettait d’exister. J’ai plongé dans une espèce de torpeur. Comment pouvais-je faire pour continuer à être qui j’étais, si je ne pouvais plus courir ? J’ai toujours été dans l’action, et là, l’action me quittait. Même les rituels, qui m’étaient si importants depuis tant d’années, perdaient de leur sens. À quoi bon travailler ma souplesse tous les matins, pendant une heure, avant le petit déjeuner ? À quoi bon préparer ce premier repas de la journée en restant attentif aux proportions, à l’équilibre alimentaire ? Même mon collier fétiche, que j’ai porté lors de toutes les grandes courses, n’était plus décroché de ce clou sur lequel je le remettais religieusement après chaque podium.
Mais, ma petite sœur me regardait toujours avec la même tendresse, le même amour fraternel, malgré mon désespoir grandissant, et mon sentiment d’inutilité et d’impuissance. Nous avons passé de longues soirées à échanger sur sa vie, sur la mienne. Elle m’a petit à petit appris à lâcher prise, à arrêter de vouloir faire, de vouloir courir, en adoucissant ma peur de ce vide qui était caché derrière ma frénésie. En partageant nos souvenirs d’enfance, j’ai compris que courir après mon lièvre n’avait comme seul but que de m’assurer l’amour de mes parents, de ma mère en premier lieu. Que plus il courrait vite, plus je courrais derrière, mu par une colère profonde de ne pas être aimé pour qui j’étais vraiment. Elle m’a montré que cette course m’évitait de me poser certaines questions : « qui suis-je ? », « de quoi ai-je besoin ? », « de quoi ai-je envie ? », et, qu’au fil des ans, elle avait creusé ce vide que je ressentais si profondément.
Aujourd’hui, cela m’amuse d’observer qu’entre lièvre et lévrier, il n’y a qu’un ‘i’ mal placé, et un ‘r’ en plus ou de trop. Le ‘r’ de responsabilité peut être ? trop peu responsable de mes propres besoins, et trop responsable des autres et du monde ? Ou le ‘r’ de ressentir ? ressentir mes émotions, mes pulsions que j’ai fuies tant de fois, de tant de manières différentes ! Oui, peut-être que, réfléchir à ce ‘r’, me permet aujourd’hui d’être plus serein. D’ailleurs, si dans lévrier, j’enlève le ‘r’ de lièvre, ça me donne un bon levier de progression … En tout cas, cette différence de deux lettres m’a vraiment empêché toute ma vie de trouver ma propre image dans cette quête. L’effet miroir était biaisé d’avance, courir après un lièvre en cherchant quel lévrier j’étais, quelle perte d’énergie !
Aujourd’hui, je suis fier d’être droit et travailleur. Je parviens à me sentir en sécurité dans ce lâcher prise. Je rêve toujours d’un monde meilleur, mais j’apprends avec patience à reconnaître ce sur quoi je peux agir, et ce sur quoi je n’ai pas de prise, à apprendre à accepter ce qui est. Apprendre à me sentir parfait dans mes imperfections fut un long chemin pour moi. Et puis, sous l’impulsion de ma sœur, je me suis remis en marche, et je soutiens des jeunes qui veulent se lancer dans la compétition. Et là encore, la patience m’aide beaucoup dans la transmission de ce que j’ai appris. Elle m’aide à ne pas leur imposer ce qui était bon pour moi, mais à les accompagner à ce qu’ils trouvent eux-mêmes leur rythme, leurs méthodes, et tout cela, enrichi de mes expériences. Et finalement, ces jeunes m’aident à trouver qui je suis vraiment. Ils me permettent, en quelque sorte, de me trouver, de repasser de l’horizontal à la verticale.