- Écrit par Ennéad
Jardin intérieur
Peinture de Léna Haffner - Art thérapeute
« Chaque demi-satisfaction obtenue donne naissance à une insatisfaction plus grande. »
Fernando Savater
« NON, C’est pas possible. Mais pourquoi ? Pourquoi ? crie-t-elle soudain. Et eux qui ne m’ont même pas dit quand ils revenaient ! C’est pas possible, comment je vais faire ? J’ai tellement besoin d’eux, je veux être avec eux. » Louise est terrifiée, la tristesse qu’elle sent monter en elle n’a d’égale que cette immense sensation d’être rejetée, sensation qui commence à lui ronger les boyaux. Elle sent sa gorge se serrer et un étau se refermer inexorablement autour de ses entrailles. « C’est toujours la même chose, crie-t-elle, on fait jamais attention à moi ! » Elle se sent descendre, glisser dans un trou noir et bouillonnant, dans une faille sans fond, comme si une part d’elle-même l’entraînait dans cet abysse, sans qu’elle ne puisse rien faire. Elle a peur, son esprit s’efface sous la douleur de ses brûlures abdominales. Son cœur va se rompre à battre aussi fort, sa poitrine va éclater sous ces coups de butoirs. Elle est tétanisée, incapable de bouger, de se défaire de ce tsunami d’émotions qui monte avec une force insoutenable, et finit par l’envahir, par prendre toute la place dans son crane et dans son ventre. Tout son corps est submergé, malgré elle, par des sensations contradictoires qui s’entremêlent et se déchaînent, emporté dans une véritable tempête intérieure. Ses mains commencent à trembler, la douleur est tellement intolérable qu’elle se tape la tête contre le tronc de l’arbre au-quel elle est adossée, sans même s’en rendre compte, comme si cette nouvelle douleur pouvait supplanter l’autre, pouvait faire diversion, pour qu’enfin le calme revienne. Et puis, les tremblements gagnent tout son corps, elle ne peut plus réfléchir, incapable de prendre de la distance sur ce qu’elle traverse.
Comme sur une coque de noix en plein milieu de l’océan, chahutée dans des creux de dix mètres, elle se sent seule, rejetée, honteuse, comme si la meilleure partie d’elle-même avait sombré. Plus aucune logique n’a sa place, comme si les vents furieux avaient tout balayé sur leur passage, emportant toute forme de raison, toute capacité de réflexion et de prise de recul.
Elle ne se souviendra peut-être pas des cris qu’elle commence à pousser, des larmes de douleur qui inondent son visage, et secouent ses épaules, dans un rythme irrégulier. Et puis, peu à peu, les cris s’arrêtent, le silence s’installe alors que les pleurs s’estompent petit à petit. Les tremblements abandonnent enfin son corps à ce qui lui reste d’énergie. Pendant un temps indéfinissable, elle reste là, assise contre le châtaigner, dans une sensation de vide intérieur. Enfin le calme revient, sans se presser. Louise sent sa tête comme dans du coton, elle fonctionne au ralenti. Dans ce brouhaha d’émotions, les voiles de son rafiot se sont déchirées. Elle doit se sortir de cette galère avec les moyens du bord, à la rame …
Quelques minutes plus tard, les émotions sont complètement retombées, et laissent un goût amer et une fatigue profonde. Son esprit est plongé dans le vide un moment. Derrière ses émotions de peur, de tristesse, ses sentiments d’abandon, de rejet qu’elle vient de traverser malgré elle, se cache une espèce de colère latente qu’elle ne parvient pas à sortir.
Ses parents viennent de la laisser chez sa grand-mère, pour plusieurs jours, sans plus d’explications. Elle leur a dit qu’elle voulait partir avec eux, qu’elle serait sage et discrète, qu’elle avait besoin d’être auprès d’eux … mais rien n’y a fait. Sa mère l’a embrassée, pendant que son père lui assénait un « ce n’est pas la place d’une enfant ». Alors elle est partie en courant à travers champs, leur tournant le dos sans leur dire au revoir, des larmes baignant son visage. Elle ne s’est même pas retournée, a couru jusqu’à la forêt, l’a traversée par les sentiers qu’elle connaît si bien, et est arrivée dans la clairière qui a arrêté sa course folle. Elle s’est réfugiée sous l’arbre qu’elle préfère, le beau châtaignier, cet arbre vénérable, qui lui donne tant de force et de sécurité.
C’est ici qu’elle vient se ressourcer depuis toujours, qu’elle vient confier aux feuilles des arbres et aux oiseaux, ses chagrins, ses doutes, ses trop pleins d’émotions. Cette clairière l’a vu chanter, crier, danser, pleurer, dormir et rire. Les fleurs ont été les témoins de ses changements d’humeur fréquents. Les oiseaux se sont toujours tus devant les pleurs inconsolables de Louise, plus souvent qu’ils n’ont chanté avec elle dans ses danses joyeuses. Aujourd’hui, une fois de plus, ni chant, ni danse, seul le silence règne, et accueille avec bienveillance la jeune fille de huit ans en perdition.
Louise a encore le souffle court de tant d’émotions vécues en même temps. Elle lève les yeux vers le ruisseau. Sa vue est encore brouillée de tristesse, l’empêche de voir le reflet des feuillages sur l’eau vive. Seule une profonde rancœur reste ancrée dans son corps, accompagnée de cette colère presque impalpable, rougeur latente, imperceptible au regard de l’intensité de la tempête passée, mais qui pourrait être le terreau d’une méchanceté sournoise. Elle repense à ses parents, partis assister à un week-end de courses canines avec le plus jeune de leurs lévriers. Et cette rancœur, présente en elle, lui fait remonter à la mémoire certains souvenirs. Comme cette fois où sa mère l’avait habillée aux couleurs de l’écurie canine de son père. Elle y avait croisé une foultitude de précieuses, plus ou moins hors d’âge, tenant en laisse leur chihuahua ou autres « chien chien à sa mémère ». Plusieurs lui avait dit, dans un sourire faussement mondain, qu’elle portait le même joli nœud dans les cheveux que leur toutou adoré. Elle avait eu honte ce jour-là, sous le regard amusé de sa mère, fière d’exhiber sa progéniture, et qui ne comprenait pas que le compliment ne lui fasse pas plaisir. Louise n’avait qu’une envie, celle de se cacher dans un trou de souris, et de pouvoir se changer avec des habits dignes de ce nom. Mais non, l’humiliation publique avait duré toute la journée. La seule concession que sa mère lui accorda, fut de pouvoir enlever ce nœud ridicule qui masquait l’élastique de sa queue de cheval. Et encore, il avait fallu qu’elle hurle et pleure pour avoir gain de cause. Et malgré cela, elle se souvient d’avoir eu l’envie profonde de ressembler à sa mère … non ! De pouvoir effacer sa mère ou encore mieux, de l’absorber pour pouvoir enfin être grande, belle, libre …
À l’évocation de ce souvenir, elle plonge à nouveau dans la tristesse et les pleurs reviennent. Les larmes ont un goût différent, teinté de regrets, de compréhension, d’acceptation …
« Respirez calmement, et laissez venir cette nouvelle émotion ». La voix de son thérapeute résonne dans ce voyage intérieur, comme s’il provenait du fin fond de l’espace.
Louise respire, laisse vibrer cette tristesse nouvelle, laisse couler ces larmes qui libèrent son cœur d’un poids porté trop longtemps, qui libèrent son corps d’une saleté indéfinissable. Oui, ses larmes lavent quelque chose en elle, sans qu’elle ne sache précisément quoi. Alors, elle respire et laisse faire. Elle revisite cet épisode de vie, dans cette clairière, et les larmes coulent tranquillement, doucement et sans douleur … pour une fois.
Elle entend son thérapeute respirer avec elle, synchronisant sa respiration à la sienne, et ça lui fait du bien. Elle revient petit à petit de ce songe éveillé et ne se sent pas seule. Son corps a revécu l’expérience comme si c’était hier ! Non, comme s’il était dans l’expérience, comme si le temps et l’espace n’existaient plus.
Dans cet état particulier, qu’elle commence à connaître maintenant, où le passé se mêle à l'ici et maintenant, elle prend conscience que quelques jours avant le départ de ses parents, ce fameux week-end, sa mère lui avait parlé avec beaucoup de précautions du vieux lévrier, la fierté de l’écurie familiale. Elle lui avait dit qu’elle ne le reverrait plus, parce qu’il souffrait trop. Elle se souvient avoir ressenti chez son père, durant ces quelques jours, une distance et une gravité qu’elle ne lui connaissait pas. Elle se souvient maintenant de cette promenade qu’elle fit avec son père, la veille de leur départ, délicieuse ballade dont elle aimait la préciosité des moments, seule avec lui, instants magiques durant lesquels ils aimaient, tous deux, vivre leur belle complicité. Elle comprend que, malgré les précautions de ses parents, elle n’avait retenu que ce qui la menait inévitablement vers ce sentiment de rejet, dont l’émotion était si profonde et récurrente dans sa vie.
Son psy lui avait bien fait remarquer, à plusieurs reprises ces derniers mois, cette particularité chez elle de ne voir que la moitié vide du verre, de ne pas entendre ou porter d’importance aux côtés positifs de ses expériences relationnelles. Son esprit avait fini par comprendre qu’en effet, un mécanisme automatique était à l’œuvre, et lui faisait voir, et vivre surtout, seulement le côté souffrant de la vie, et cela, dans tous les domaines.
Sa respiration est toujours profonde, les yeux fermés, ses larmes continuent de couler délicieusement dans cette nouvelle compréhension. Elle a presque la sensation que cette part d’elle qui pleure, ici et maintenant, peut s’exprimer, enfin, pour la première fois. Alors elle accueille et laisse faire, et dans cette douce douleur, elle se sent vivante, dans une vivance qu’elle n’a jamais encore ressentie, une vivance qui n’a pas besoin de souffrance pour être. Ses larmes s’amplifient un peu quand elle se souvient soudain que c’est elle qui a voulu porter ce nœud dans ses cheveux, pensant que cela ferait plaisir à son père.
Elle prend maintenant conscience que cette annihilation automatique du positif la plonge depuis toujours dans une insatisfaction chronique, sans que personne n’en soit responsable, ni elle, ni les autres.
« Comment ça se passe en vous, là, maintenant ? »
Elle aime la voix chaude et profonde de son thérapeute, qui l’accompagne depuis plusieurs mois maintenant. Elle prend un moment pour poursuivre quelques respirations, et lui partage son voyage intérieur et ses prises de consciences. Doucement, son psy lui pose quelques questions.
« Lors de votre promenade avec votre père, comment l’adulte, que vous êtes aujourd’hui, perçoit ce que lui ressentait à ce moment-là ? »
« Je crois qu’il était triste. Il était très attaché à ce grand lévrier, et entretenait avec lui une relation très particulière. Son chien était vieux et souffrait beaucoup. Oui, je crois qu’il était profondément triste de devoir l’euthanasier »
« OK … Pouvez-vous voir, toujours avec vos yeux d’adulte, l’enfant en souffrance, chez l’adulte qu’était votre père à ce moment-là ? »
« Oui … » Louise eut à peine la force de prononcer ce oui tant l’émotion provoquée par la question fut surprenante. Les larmes redoublèrent en même temps que la colère ressentie et toujours latente en elle se dissipait. Des larmes avec encore un autre goût, une autre couleur, peut être celle d’une compassion naissante, ou plutôt d’une communion. Ce n’était ni des larmes contre, ni des larmes pour, mais des larmes avec …
La fin de la séance approchant, le thérapeute laissa encore quelques instants à Louise pour vivre cette nouvelle vibration, puis l’accompagna doucement à retrouver un état de conscience ordinaire. Doucement, il reformula quelques aspects de l’expérience vécue :
« Vous avez pris conscience de la force de l’annihilation, ce mécanisme qui filtre le positif et ne laisse passer que le souffrant chez vous. Ce mécanisme a pour conséquence de vous plonger dans une insatisfaction chronique, et des changements d’humeur incontrôlables. C’est bien ce que vous venez de me partager ? »
« Oui … »
« Vous aviez ressenti, lors de nos séances précédentes, que, quelque part, ces changements d’humeur vous permettaient, dans une certaine mesure, de vous sentir vivante. »
Cette dernière affirmation était prononcée sur un ton interrogatif.
« Oui … c’est comme si … comme si j’avais besoin de souffrir pour me sentir vivante … c’est un peu ça en effet ! »
« Hummmm … » Le thérapeute laissa ces mots résonner en silence.
Puis, sur un ton plus enjoué, il poursuivit : « Vous parliez de cette clairière, dans la forêt. Que représente-t-elle pour vous ? »
« L’endroit où je me sens en sécurité, où je retrouve de la sérénité, de la force aussi. J’y vois souvent mes fées, et je parle avec elles. Ce sont les seules qui me comprennent, m’écoutent, et elle me consolent souvent. J’ai toujours parlé, je crois, à des personnages invisibles que seule moi peux voir. C’est mon côté original que j’aime bien. Vous savez bien, j’aime pas être comme les autres »
« Oui, je sais … Vous qui aimez dessiner, j’aimerai que vous me la dessiniez, cette clairière. Nous pourrions échanger, à partir de votre dessin, sur ce qu’elle a représenté pour vous, vous voulez bien ? »
« Oui, je le ferai, avec plaisir. »
De retour chez elle, Louise repense à cette séance, à ce qu’elle a découvert sur elle. C’est ce sentiment d’insatisfaction perpétuelle qui lui pèse le plus, et la laisse dans une sensation de brouillard épais. Avant d’aller chercher ses filles à l’école, elle décide de commencer à dessiner sa clairière. Dessiner … il lui semble qu’elle le fait depuis toujours. Dans ces moments privilégiés, il n’y a plus que la feuille et le crayon. Toute son attention est focalisée sur son art, et sa tête et son cœur se vident de tout le reste.
Plus tard, dans la soirée, une fois ses filles couchées, elle se remet à dessiner cette clairière colorée, où elle a passé tant de moments. Elle peut presque sentir l’odeur de l’herbe, le parfum des fleurs, entendre le chant des oiseaux, et sentir, sur sa peau, la tiédeur d’une fin d’après midi d’automne. Elle s’y revoit danser, pleurer, crier, jouer à faire la course avec ses personnages invisibles, être consolée, souvent, par ses gentilles fées bleue et verte. Elle s’apercevra, demain matin, qu’elle a réalisé tout son dessin au crayon de papier, en noir et blanc. Mais pour le moment, adossée profondément dans son fauteuil, elle prend conscience que la souffrance est presque essentielle à sa vie, qu’à chaque fois qu’elle a dessiné, ou peint quelque chose, il lui semble qu’elle exorcisait cette souffrance, et que sans elle, elle ne se serait peut-être jamais mise au dessin.
Une curieuse sensation monte en elle, sous l’impulsion de ce nouveau vagabondage intérieur, celle d’aimer ça, d’aimer la souffrance, d’aimer souffrir, comme si la souffrance lui donnait de la valeur, nourrissait en elle une forme de noblesse. Et, de fil en aiguille, elle apprit que, là, était le terreau de sa soif si grande et jamais assouvie d’être aimée. Oui elle souffre tellement qu’elle mérite tout l’amour du monde.
Plongée dans ses pensées, elle n’a pas entendu son mari rentrer de sa réunion tardive. Il se penche au-dessus d’elle, l’embrasse tendrement dans le cou, et regarde son dessin étalé sur la table. « Ô, très joli ton dessin mon amour »
« C’est gentil mon cœur, mais tu sais bien, toi, tu n’es pas objectif. Je pourrai dessiner n’importe quoi, tu trouverais ça beau … ». (Ah, sacrée annihilation !!)
Au fil des années, elle apprendra à ne plus se laisser submerger par ses bouffées émotionnelles, à s’en nourrir pour développer son art du dessin et de la peinture.
Quand elle deviendra grand-mère, elle expliquera à ses petits enfants que la souffrance qu’on peut éprouver peut aussi faire souffrir ceux qui nous aiment, qu’aucune chose n’est plus souffrante qu’une autre, et que personne ne mérite plus d’amour qu’une autre personne …
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