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Le Grand Nord - Les contes d'Ennead

TitreAttrapeReves

Le Grand Nord

 Free Loup

Dessin de Marion Dichamp - Graphiste

 

« La vengeance déguisée en justice, c’est notre plus affreuse grimace … »
François Mauriac

Je suis né dans le grand nord, en plein hiver, un de ces hivers rude et glacial, peut être le plus froid de la dernière décennie. La première chose que j’ai vu est le blanc, le blanc tout autour de moi, que seul venait perturber le bleu des yeux de ma mère, au milieu de sa fourrure immaculée. Ce regard, je ne l’ai jamais connu que dur, intransigeant, un regard sur lequel mes demandes de tendresses auraient glissées comme une goutte d’eau sur les lisses rochers, poncés par les vents et les pluies. Auraient glissées ? Oui, car je suis né avec une rage profonde, une colère sournoise accrochée aux tripes, et qui m’accompagne à chaque heure du jour et de la nuit.

Mes deux frères et mes deux sœurs de ma portée gigotaient à côté de moi, réclamant, eux, de l’attention, de l’affection, un peu de chaleur, dont cette grande louve semblait totalement dépourvue. Peut-être parce que notre géniteur, le mâle dominant de notre meute, était mort quelques semaines auparavant, pendant une ultime chasse, et que notre mère s’était éloignée de la meute pour mettre bas et nous garder en vie le plus longtemps possible. Dans le froid glacial de ce mois de janvier, nous étions un mets de choix pour les autres, qui commençaient à avoir faim.

Se battre, se battre, toujours se battre dans ce monde brutal, se battre contre le froid, la faim, gagner sa place contre le ventre chaud de ma mère, gagner sa place contre les autres louveteaux un peu plus âgés que nous, contre la fatigue lors de nos longues marches pour trouver ce gibier qui se cachait si bien, se battre encore et encore, ce qui ne cessait de nourrir la rage qui vivait en moi. La vie est une lutte, un combat permanent, tout ce qui nous entoure est source de dangers.

Notre fratrie est arrivée sur cette banquise au mauvais moment, à la mauvaise saison. Mes deux sœurs peinaient à suivre la cadence imposée par les adultes, mes frères restaient tétanisés devant les plus grands, comme transis d’effroi devant les crocs asserrés de nos aînés, sous les coups violents de pattes surgissant de nulle part, sans que l’on ne sache pourquoi, tétanisés devant les jeux agressifs des autres jeunes, auxquels nous ne pouvions échapper. Ma colère montait à chaque fois que je les voyais aussi peureux. Les cicatrices laissées par ces jeux barbares sont encore visibles sur nos fourrures, et souvent j’ai soigné et réconforté mes frères, sentant encore plus cette rage s’installer en moi, cette colère écarlate qui m’empêchait d’oublier l’odeur et le museau de ceux qui étaient les plus violents.

 

À peine ai-je pu avoir conscience de qui j’étais, de qui nous étions, à peine ai-je pu comprendre le monde qui m’entourait, que déjà j’avais faim de tout, mon corps, mes muscles se tendaient sous les mamelles de ma mère, que je tétais sans ménagement, mais je cherchais autre chose, j’avais soif de bien d’autres choses … Je voulais tout connaître, explorer ce milieu hostile pour apprendre comment il fonctionnait, pour enfin m’en servir et non plus y être asservi. Mais à peine ai-je eu le temps de prendre conscience de tout cela, que ma jeune sœur disparaissait sous le joug de la fatigue.

C’était peu après minuit, peu avant notre huitième lune, nous marchions depuis des heures dans une neige épaisse. Je me souviens de ces points de lumière dans le ciel clair, et de la lune à moitié visible. Nous étions tous fatigués, marchant presque comme des automates. Ma sœur, exténuée, n’a pas senti la neige s’ouvrir sous ses pattes, juste le temps d’un regard apeuré vers moi, et elle disparaissait dans ce trou béant ouvert sous son poids. Je n’ai eu le temps de rien, pas même d’esquisser la moindre réaction. Je me précipitais quand même au bord de cette bouche béante, mais c’était trop tard, je ne voyais que du noir. Je l’ai entendu japper un moment, plusieurs mètres plus bas, sous l’effet de la douleur et de la peur, puis ses jappements se sont fait de plus en plus faibles, de plus en plus faibles malgré mes appels, mes cris et mes encouragements … et puis … plus rien. Un silence de plomb, un silence pesant qui s’est installé pendant une durée que je ne saurai définir, une éternité. Mes yeux étaient brouillés de tristesse, d’incompréhension, et de colère bien sûr. Mon cœur était transpercé par une lame au tranchant émoussé, et déjà je ressentais le manque de sa présence, de son odeur. Je ne pourrais plus trouver auprès d’elle le réconfort dont j’avais parfois besoin, et seul son regard incrédule, au moment de sa chute, hanterait ma mémoire. Je n’ai pas su la protéger ! Et toujours ce silence pesant qui semblait recouvrir toute la banquise, et qui s’étirait à l’infini. J’étais toujours tétanisé quand le coup de museau de ma mère est venu me ramener à la réalité. Je me tournais vers elle et rencontrai son regard toujours aussi lointain et vide d’amour, de compassion, aussi vide et glacial que cette crevasse qui avait englouti ma sœur. La meute s’était remise en route sans broncher, sans se retourner, comme si c’était normal et sans importance. Alors j’ai repris la marche d’un pas chancelant, me retournant plusieurs fois en espérant voir la petite tête de ma sœur sortir enfin de ce gouffre de tristesse … mais rien.

 

Depuis ce jour-là, j’ai senti mon cœur se fermer, se dessécher encore plus, comme l’était depuis toujours celui de ma mère. J’ai senti mon corps se raidir au fil des jours et des nuits, mes muscles, mes tendons se tendre et se durcir, gonfler de rancœur contre ce monde, cette meute insensible, ces jeux aussi violents que stupides, et contre tous ceux qui s’y adonnaient sans sembler se poser de question. Depuis ce jour-là, j’ai senti comme une cuirasse se former autour de moi, à l’intérieur de laquelle seul le vide de la crevasse résonnait. Depuis ce jour-là, j’ai décidé d’être fort et de ne rien oublier. Plus cette armure s’épaississait, moins je ressentais le froid ni le vide intérieur, et plus mes facultés physiques et ma vigilance augmentaient. Je voulais être fort, le plus fort, pour protéger ma grande sœur et mes frères qui étaient de plus en plus rassurés de me voir prendre ce chemin, être le plus fort pour ne plus subir les coups, les morsures ni des autres ni du froid, pour avoir les meilleurs morceaux de gibier, et surtout, autant que mon appétit me le réclamait. Pour ne plus sentir, je me suis mis à agir, toujours à parcourir la banquise et ses forêts, presque comme un loup solitaire. Je dormais quand mon corps en avait besoin, je mangeais lorsque j’avais faim, je chassais quand c’était mon heure. Toute ma vie à ce moment-là était tournée vers moi, vers mes besoins. Tout en moi était tendu vers cette ivresse de me sentir de plus en plus puissant, presque invincible, et tendu aussi contre les autres et ce monde.

Mon flair et ma vigilance se décuplaient au point que, les coups de pattes que je ne voyais pas venir auparavant, ne me surprenaient plus. Au contraire, je les laissais se déployer avec une malice froide et invisible, sans broncher, pour mieux les contrer et prendre le dessus sur l’assaillant, laissant libre cours à ma rage. Je perdais de moins en moins de bagarres, les coups de crocs, c’est moi qui les distribuais à ceux qui m’en avaient donné, ou en avaient donné à mes frères ou à ma sœur. Mon corps se musclait sous l’effet de ces entraînements, au point que je devenais l’un des mâles les plus grands et les plus craints de la meute. Mes frères et ma sœur n’ont plus eu à avoir peur, ni des autres, ni de la faim, même si la majeure partie du temps, je restais seul et faisais mes affaires comme je l’entendais. Ma réputation était faite et suffisait, dans la majeure partie du temps, à les protéger. Seule ma mère restait de marbre dans sa vieillesse galopante, droite et froide comme la pierre, intransigeante et sèche de cœur, ne cédant jamais rien à nos demandes. Je ne la blâme plus aujourd’hui, elle a fait ce qu’elle a pu, nous sommes tous comme cela.

 

Aujourd’hui encore je m’entraîne physiquement pour maintenir ma force. Je suis devenu le mâle dominant de la meute qui m’a vu naître. Je règne en maître et sans partage, c’est la seule attitude à avoir pour vivre du mieux qu’on peut. Ô bien sur, cela ne plaît pas à tout le monde ! Surtout à ceux qui nous ont dominés lorsque nous étions petits. Mais je n’ai rien oublié, et ils ont dû se soumettre ou partir. La profondeur de la rage dont j’ai fait preuve en tuant le mal dominant pour prendre sa place a surpris tout le monde, et moi en premier. Cette colère écarlate, trop longtemps retenue, a explosé et n’a laissé d’espace à aucun autre choix pour tous : se soumettre à mon autorité, ou partir.

Tuer, dans ce combat sanguinaire, le mâle dominant, n’a pas été un plaisir pour moi. Il était devenu vieux, et c’était une nécessité pour la meute que de changer de chef. Ce ne fut pas un plaisir, mais je me souvenais de cette nuit de mi-lune où il ne s’est même pas arrêté lorsque la neige a englouti ma sœur. Ce n’était que justice qu’il meurt à son tour, sous mes crocs, et que je prenne sa place.

Ma mère est morte quelques jours plus tard, toujours dans cette raideur de cœur. C’est comme si elle attendait ce moment, avant de mourir, de voir l’un de ses fils prendre les commandes de la meute, et remplacer ce père que je n’ai jamais connu. À moins que ce ne soit pour ne jamais avoir à se soumettre à l’une de ses progénitures ? Car même là, elle n’a pas cédé un pouce d’élan maternel vers moi, comme si rien ne pouvait avoir de pouvoir sur elle, aucune prise …

Je suis le grand loup blanc de cette meute, ma femme m’a donné plusieurs portées, des fils et des filles que j’ai toujours protégés. Tu vois mon petit, je suis ton grand-père, je te protège aussi, et peut être qu’un jour, c’est toi qui me remplaceras. Il faudra que tu sois fort, encore plus fort que moi ! C’est la puissance et le courage qui sont importants dans la vie d’un loup. Il faudra que tu sois fort et que tu sois juste !

 

Mais laisse-moi te dire une chose, j’ai découvert une force encore plus grande, c’est celle de contempler ce qui nous entoure, en se posant un instant. Arrêter de courir, d’être par monts et par vaux, arrêter de juger constamment ce qui se passe, arrêter de croire que tout est mauvais, et que seul toi peut savoir ce qui est juste. Si tu le fais, tu verras que les couleurs changent tous les jours, que le blanc de la neige change de nuance à chaque instant, et continue quand même à nous camoufler quand nous partons à la chasse. Tu verras que de rester juste là, allongé, à regarder les petits jouer ensemble, est un immense plaisir. Dans ces moments-là, j’ai comme l’impression d’avoir des sensations dans mon ventre, des sensations que je crois avoir ressenties quand j’avais ton âge, avant cette mi-lune meurtrière, une sensation … comment dire ? … d’insouciance.

Tu vois, j’ai toujours su prendre des décisions et rendre la justice sans sourciller, toujours à courir les bois et la banquise pour protéger notre meute, et asseoir sa suprématie sur ce territoire qui est maintenant le nôtre. Et dans ces moments-là, où je prends le temps de m’asseoir, de regarder simplement ce qui m’entoure et ce qui s’y passe, sans poser de jugement, tu sais, ce genre de moments qui arrête le temps, il y a comme une innocence qui s’installe en moi, une innocence que j’ai toujours eu du mal à percevoir, celle d’un enfant qui n’a qu’à être un enfant, avec toute la pureté et la spontanéité qui l’anime. Alors, je parviens à voir un monde plus beau, plus clair, plus doux, avec des couleurs aux nuances extraordinaires, et non plus un monde en noir et blanc, un monde aux miles dangers.

 

Oui … il y a comme une innocence à l’intérieur, qui renaît, qui parvient à sortir de ce gouffre noir, innocence qui pourrait avoir la même bouille espiègle que celle de ma petite sœur.

 

Description de l'énnéatype

 

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